« Les migrations liées aux aléas climatiques sont de courte distance et de courte durée »

Hussein Dirie (de dos) a 70 ans, il fait partie de l’une des rares familles qui n’a pas quitté la région. Ses animaux  sont trop faibles pour se déplacer. A Xidh Xidh, en Somalie, le 22 mars.Crédits : Andrew Renneisen pour “Le Monde”

Responsable de l’unité de recherche Migration internationale et minorités à l’Institut national d’études démographiques (INED), Chris Beauchemin réfute le lien entre famine et départ migratoire vers l’Europe, au regard de l’histoire récente de l’Afrique, tout en rappelant que cette crainte rend « acceptable » l’aide au développement.

Vous avez travaillé sur les migrants africains en Europe. Sont-ils nombreux à être venus en Europe pour fuir une famine, une disette ou des aléas climatiques ?

Pour commencer, il est essentiel de comprendre que la migration subsaharienne en Europe est un fait très minoritaire. Les images récurrentes des traversées dramatiques de la Méditerranée par des Africains donnent parfois une impression d’invasion. Mais le fait est que les migrants originaires d’Afrique subsaharienne pèsent très peu dans les statistiques.

Parmi les immigrés entrés en France en 2012, seuls 13 % étaient nés en Afrique, hors Maghreb, d’après les données de l’Insee. Parmi ceux-là, nous ne disposons pas de statistiques pour dire combien sont venus parce qu’ils risquaient de mourir de faim. Mais on sait par ailleurs que les migrants internationaux ne sont jamais les plus pauvres des plus pauvres, car migrer est une entreprise très coûteuse. D’ailleurs, on le perçoit dans le profil socio-économique des migrants. En dépit des idées reçues, les hommes nés en Afrique subsaharienne sont plus souvent diplômés du supérieur que l’ensemble de la population (39 % contre 30 % des 18-59 ans, d’après l’enquête Trajectoires et origines).

Vous qui observez les flux migratoires, avez-vous noté que les famines dont l’Afrique a été victime dans les décennies passées ont augmenté les flux migratoires vers l’Europe ?

Il est vrai que l’immigration africaine a progressé en Europe ces dernières décennies, même si elle demeure très minoritaire. Au début des années 1960, les Subsahariens représentaient moins de 1 % de tous les immigrés vivant en France. En 2013, la proportion était passée à 16 %. Mais cette progression n’est pas due aux famines, elle est plutôt corrélée au développement des pays africains.

En réalité, c’est lorsque les pays se développent que les flux de départ s’accélèrent. Par ailleurs, les travaux scientifiques qu’on a menés en Afrique, notamment sur les effets des sécheresses au Sahel dans les années 1970 et 1980, montrent que les migrations liées aux aléas climatiques sont de courte distance et de courte durée. Autrement dit, lorsqu’elles migrent, les populations affectées par la sécheresse adoptent des stratégies temporaires d’adaptation. Elles ne partent pas au bout du monde.

Les sécheresses ont donc un impact sur les flux intra-africains ?

On manque de données pour pouvoir répondre spécifiquement sur les migrations liées aux famines. Mais, de façon générale, il est important d’avoir en tête que les migrations africaines concernent avant tout le continent africain. Les migrations de voisinage dominent très largement les flux.

Grâce au travail de la Division de la population de l’ONU, on connaît la répartition d’ensemble des migrants internationaux dans le monde par origine et destination. En 2015, sur 100 migrants internationaux africains (y compris d’Afrique du Nord), 52 se trouvaient en Afrique et seulement 27 en Europe, les autres étant dispersés dans les autres continents.

La proportion des migrations intra-africaines est encore bien plus importante si on limite l’observation au sud du Sahara, et encore bien davantage lorsqu’on s’intéresse aux seuls réfugiés. C’était très perceptible à la fin des années 1990, à un moment d’intenses crises politiques en Afrique centrale.

En 1999, 90 % des réfugiés originaires de la République démocratique du Congo étaient restés en Afrique. La France n’accueillait alors que 2 % des 252 400 réfugiés congolais enregistrés par le Haut Commissariat aux réfugiés. Il ne s’agissait pas là de « réfugiés climatiques », mais cela illustre bien que les migrations d’urgence et de refuge sont avant tout des migrations de proximité.

La situation de famine actuelle présente-t-elle des différences au regard du départ vers l’Europe ?

Je ne le crois pas. Les faits structurels demeurent les mêmes. Les migrations de refuge, quelle qu’en soit la cause, sont essentiellement des migrations de courte distance que les personnes souhaitent aussi temporaires que possible. La migration vers l’Europe est bien trop coûteuse pour être accessible à des personnes qui n’ont même pas les moyens de se nourrir. Les migrants qui partent d’Afrique subsaharienne sont, de fait, parmi les mieux dotés de leur pays.

Dans le fond, est-ce qu’il ne faut pas que l’Europe craigne une déferlante migratoire pour penser à aider l’Afrique ?

Les migrations ont, en effet, dans les débats publics, une fonction de chiffon rouge. Elles font peur. C’est vrai des migrations africaines en Europe, comme des migrations asiatiques en Australie ou latino-américaines aux Etats-Unis. Parler de migrations est une bonne façon d’attirer l’attention du public sur des sujets graves et de rendre acceptables des dépenses au nom d’une autoprotection plus que par solidarité. Mais c’est un bien pour un mal. En associant dans les discours publics les migrations vers l’Europe aux crises climatiques et aux famines, alors que ce lien est plus que ténu, on entretient le mythe d’une invasion africaine, qui n’est pas fondé.